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près son travail, la jeune fille aime à observer, depuis sa fenêtre, l’activité de ruche autour du chapiteau.

 Un soir, tandis qu’elle flâne en claudicant près des cages, attendant l’heure du repas des animaux, un homme énorme la siffle effrontément en s’approchant d’elle.

 - Hé ma jolie, tu es seule ? Tu veux un peu de compagnie ?

 - C'est-à-dire, je voulais juste voir les animaux.

 - Ça c’est facile ! fait l’homme en découvrant une rangée de dents épouvantables. Regarde, j’ai ma roulotte juste là, on pourrait d'abord boire un verre.

 « Allez, fait pas ta timide !
dit-il en la poussant devant lui.




  La brusque ouverture de la porte fait sursauter le lutin. Sa surprise est d’autant plus grande que la malheureuse qui se débat sous le bras de l’« homme lion » n'est autre que sa jeune boiteuse ; laquelle tente bien inutilement de retirer l’énorme main qui lui plaque la bouche. Sans plus réfléchir, le lutin se précipite sur le géant, mais celui-ci le cueille au passage et le propulse dehors.

 Lorsqu'il revient à la charge, le lutin trouve la porte verrouillée. Il se hisse alors à la fenêtre, et pèse de tout son (petit) poids sur la croisée. À travers les vitres sales, il observe, horrifié, l’homme essayer d’embrasser la jeune fille.

 Assister impuissant à cette lâche violence, le met hors de lui. Il secoue la fenêtre, mais elle ne bouge pas. Le lutin sent l'indignation lui brûler l’âme... et le corps. Comme lorsqu’il était un elfe les soirs d’orage.


  Le crépitement du chambranle l’arrache à ce souvenir. Stupéfait, le lutin constate que la fenêtre s'embrase !

 Sous la chaleur, la vitre sur laquelle il s’appuyait, explose.

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 Comme si elles n'attendaient que cet appel d’air, les flammes s'engouffrent dans la roulotte. À l’intérieur, un rugissement retentit, puis sur un craquement de bois brisé, le géant jaillit de la porte fendue. Les cheveux en feu, il bondit en vociférant vers la fontaine de la place Sainte Maxime. Peu après, derrière lui, la jeune fille sort en vacillant.

 - Venez mademoiselle, vite, lui dit le lutin en l’éloignant de la roulotte en torche.




  Réveillés par les cris et les lueurs, des forains sortent des caravanes voisines en hurlant à leur tour. Sur la place, c’est la panique. Robes et pantalons à moitié enfilés, hommes et femmes, en s'invectivant, éloignent leur caravane du brasier.

 Soutenue par le lutin, la jeune fille, toussant et claudicant, parvient à remonter chez elle. Brisée par les émotions, elle s’effondre sur son lit, et s’endort.



  Au petit matin elle trésaille en voyant un petit homme, assis sur une chaise, qui la regarde gentiment. Après un court instant d'affolement, elle reconnait le nain qui l'a tirée des flammes la veille. Du coup, l’odieuse scène lui revient en mémoire.

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 - Tu es encore là ? Laisse-moi, va-t-en !

 Tandis qu’il se met debout, elle éclate en sanglots.

 « Je veux mourir. Je ne suis bonne qu’à amuser les bateleurs !

 - Et moi, je suis là pour t’aider.

 - Pour m’aider !  fait-elle en grimaçant tristement.

 - Pour ta jambe je ne peux rien. Mais pour le reste, je peux, ajoute-t-il en citant fièrement l'ange.



 - Le reste. C’est quoi le reste ? Qu’est-ce que je peux faire de ma vie avec cette jambe, le sais-tu ?

 - Heu...

 La jeune fille observe avec un pauvre sourire le petit être aux yeux d’enfant.

 « Ne te moque pas ! Je sais des choses que vous ignorez, vous les humains.

 - Nous les humains ! Parce que toi tu es quoi ?

 - Je suis... enfin, j’étais un elfe. Mais je suis un lutin à présent ! précise-t-il fièrement.

 - Un elfe ! Un lutin ! fait la jeune fille avec un sourire. Mais c’est dans les contes de fée ça !

 - Disons que cela appartient à un autre temps. Un temps estompé même dans la mémoire de vos anciens. Moi j'ai vu des animaux qui dépassaient la hauteur de ta maison, avec des dents si...

 Comme cette évocation fait pouffer la jeune fille, le lutin n'insiste pas.

 « Et donc, comme j’ai souhaité t’aider, l’Ange m’a transformé.

 Un rire cristallin accueille cette nouvelle révélation.

 - Un ange à présent !



 Devant la mine déconfite du lutin, la jeune fille essaie de reprendre son sérieux.

 - Ainsi tu es venu m’aider...
 « Eh bien, c'est très gentil petit lutin. C'est quoi ton nom ?

 - Mon nom ? Heu...

 La perplexité du lutin ravive l'amusement de la jeune fille. Il fait mine de s'en offusquer, mais en réalité il est enchanté.

 - En fait, j'ai toujours vécu seul... alors personne ne m'a donné un nom.

 - Tu n'en as pas !? Ah bon. Décidément, tu es vraiment étrange... Moi, c'est Amélie.

 « Je sais, manque de dire le lutin.



 - Allons ! fait la jeune fille en baillant. Le soleil se lève, je dois aller travailler.

 Le lutin se laisse glisser de la cheminée où il s'était perché pour être à sa hauteur.

 - Tu reviendras ? demande-elle.

 Le visage du lutin s’éclaire comme celui d’un enfant. Amélie ne peut s’empêcher de sourire.

 - Bien sûr ! s’empresse-t-il de répondre. Ce soir ?

 - Demain. Demain soir.

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