Lorsque le lutin frappe à la porte, Amélie sursaute.
- Je t'ai fait peur ?
- Non, c'est malgré moi. Je crains toujours que ce soit la maréchaussée.
- Tu n'as plus rien à craindre de leur part.
- Hier, un gendarme m'a suivie de loin. Il faisait semblant d'observer les échoppes, mais...
- C'est moi qu'ils cherchent, l'interrompt le lutin amusé. Ils sont furieux que je leur ai faussé compagnie.
« Mais tu sembles troublée...
- Non, non... Hier j'ai rencontré, heu... le vagabond. Tu sais, celui qui m'a défendue lorsque l'homme-lion m'a agressée.
- C'est un brave homme. Un ancien forgeron.
- Tu le connais ?
« Je le trouve surprenant, ajoute-elle d'une voix flutée. Pourquoi est-ce qu'il ne travaille pas ?
« Il a l'air solide » manque-t-elle de dire.
- Il a perdu sa femme et sa fille dans l'incendie de leur maison. Depuis...
Amélie le regarde avec de grands yeux.
- Enfin... comment sais-tu cela ?
Le petit homme ne répond pas. Pour adoucir l'annonce de son départ, il pensait lui faire partager le fantastique mécanisme de la vie qui lui a été révélé, mais maintenant qu'il est là, devant elle...
« Elle va se moquer de moi ! Elle ne va même pas m'écouter, elle...
« Fais-le ! »
L'injonction a explosé dans sa tête tandis qu'Amélie laisse échapper :
- Bah, de toute façon...
Il devine aisément la fin de la phrase : « ...qui voudrait d'une handicapée ? »
Qu'elle termine sombrement par :
- ...c'est tellement injuste.
Le lutin sait qu'elle pense à ses amis sortis sans elle.
- Non.
- Comment ?? s'étrangle Amélie.
Le petit homme lui raconte alors
...comment il a été projeté dans l'espace,
...qu'il a vu la terre des hommes depuis là-haut,
...qu'au long de nombreux cycles, des germes apporter la vie,
...qu'il a compris l'utilité, l'importance, des difficultés que les hommes rencontrent.
- Extraordinaire, non ?
La jeune fille lui lance un regard oblique pour s'assurer qu'il ne plaisante pas.
- Heu, c'est la vie façon conte de fée...
Craignant d'avoir froissé son ami, Amélie ajoute gentiment :
« Admettons que tu aies vraiment vu tout cela, qu'est-ce que ça change ?
- Mais... tout ! Autant demander quelle différence ça fait d'avancer dans le noir ou dans la lumière.
- Que je la regarde d'une façon ou d'une autre, ma situation reste la même...
- Oui, mais au moins tu sais où tu vas, et pourquoi le chemin est difficile.
La jeune fille secoue doucement la tête.
- À condition d'y croire ! Moi je n'ai rien vu.
- Hmm ! Et si comme moi tu avais vu, dès le lendemain, tu penserais avoir été victime d'une illusion.
- Certainement, reconnait Amélie en riant.
« Mais enfin lutin, tu es en train de dire qu'une luciole -dont on ne sait rien-, nous dirige ! Comme si nous étions des marionnettes !
- Pas du tout ! L'humain est libre et autonome !
« L'intelligence lui a été donnée pour affronter, seul, les dures conditions de la vie : se nourrir, s'abriter, se défendre...
- Et la luciole ?
- Elle a donné la vie... mais à part souffler des conseils -rarement suivis-, elle ne peut qu'attendre que l'être se transforme au fil des chemins, et des ornières. D'où le grand nombre de cycles !
- Elle n'influe pas sur la vie de l'homme alors...
- Pas tant qu'il ne la sollicite pas.
- Donc elle n'influe jamais.
Le lutin hésite. Pour dire la vérité, il doit évoquer l'aspect le plus délicat de ses révélations.
- En fait, si. Avant d'entamer un nouveau cycle, la luciole en trace les grandes lignes.
« Tant que l'être reste sourd à ses conseils, c'est sa seule possibilité de l'orienter, se hâte-t-il d'expliquer.
Amélie se fige.
- Tu veux dire que nos malheurs, mon handicap...
- Il n'y a pas de malheurs, pas de malchance, ni de punition, ni de hasard. Tout est bon pour avancer, surtout les difficultés.
- Tu veux dire que c'est moi qui ai décidé de cette vie...
- Si tu as placé ces épreuves sur ton chemin, c'est que tu peux les surmonter. Jamais...
- Ton ange, l'interrompt Amélie, il raconte n'importe quoi !
« Si tu crois... Si tu crois que j'ai choisi de naître avec cette jambe là, c'est que vous... tu...
Cette violente réaction déstabilise le lutin. Un lourd silence rend soudain l'air pesant.
- Je vais me coucher, laisse tomber la jeune fille.
« Tu vois... fait le lutin à l'ange en descendant tristement de la cheminée.
Au moment de sortir, il cherche le regard d'Amélie, mais elle lui tourne le dos.